L’auto-stop

Le jour où j’ai commencé à aimer l’auto-stop

 

Mai 2015 – Sur la route entre Oslo et Bergen

Cela fait un peu plus d’un mois que je suis sur la route. Je viens de traverser la Suisse, l’Allemagne, le Danemark et le sud de la Suède en stop. Je fais de l’auto-stop tous les jours, et des petites habitudes se sont créées. À chaque fois, je vis le même rituel : je fais une recherche sur Hitchwiki, ce site web envoyé des dieux, qui recense les meilleurs spots pour trouver une voiture. Et je me mets en marche pour rejoindre cet endroit. Il faut sortir de la ville. Jusqu’à cinq kilomètres, j’y vais à pied. Si c’est plus loin, je fraude le bus. Sur la route, je cherche de quoi confectionner un panneau, je saute dans les conteneurs à poubelle pour ramasser un carton, j’en demande dans les stations-service, dans les commerces. J’inspecte mon tout petit atlas du monde et je repère un nom de ville, de village, à inscrire sur le panneau. Parfois je tente une petite blague qui ne fera rire que moi, évidemment ! Le temps qu’ils voient le panneau, qu’ils le lisent, qu’ils percutent, je manquerai leur réaction. Et si ça se trouve, ce n’est même pas drôle. Mon marqueur ne marche plus. Je n’ai pas d’argent pour en acheter un nouveau, il faut qu’il marche. J’essaye de négocier : – ‘’pitié marche’’ – ‘’non’’. Je me débats avec un stylo bic, on ne voit rien, je perds patience. Quelqu’un m’a offert un stylo ! C’est le plus beau cadeau du monde. Je pars en quête du lieu précis indiqué par Hitchwiki. Mon dieu, ce site est toujours en anglais, ça veut dire quoi ‘’above’’ ? Ou ‘’behind’’ ? Pourquoi j’ai choisi allemand à l’école ? Qui prend allemand ?! N’importe quoi, ils n’ont même pas gagné la guerre ! (Vous comprenez maintenant que mes blagues ne font pas rire).

Je m’encouble dans mes pensées, retombe sur terre. J’escalade des palissades, je marche le long de routes étroites, dans les ravins, je grimpe, je glisse, je me tords la cheville. Une vraie athlète. Je commence à bien connaître les stations-service, les entrées d’autoroute, les zones industrielles d’Europe. Parfois, j’élis domicile dans ces périphéries. J’arrive enfin au lieu promis, je pose mon sac et lève le pouce. J’affiche mon sourire le plus éclatant (oubliant la galère qui vient de précéder) et j’attends, un peu sceptique. La voix dans ma tête me dit que ça ne marchera jamais. Mais la voix dans ma tête est une connasse, je suis presque sûre qu’elle n’a jamais fait de stop, elle. Parfois quand j’attends longtemps, je vérifie que mon pouce soit bien tendu. Enfin que ce soit le bon pouce. Non mais non, c’est bien le seul moment de la démarche où il n’y a pas moyen de faire faux. Je laisse mes pensées divaguer, de temps en temps, je joue. J’essaye de deviner la couleur de la prochaine voiture, je frappe celui à côté de moi quand elle est jaune. C’est mon bras gauche qui prend. Je ne vais quand même pas frapper Mimou ?! C’est l’inconvénient de voyager seule. Une voiture de police passe. Je baisse mon panneau et leur tourne le dos, je me fais minuscule. ‘Dieu que je ne les aime pas. Un coup sur trois, ils s’arrêtent, ils prennent mon identité sans aucun motif, me disent que c’est trop dangereux et s’en vont, satisfaits.

Des fois, je suis enchantée, presque ivre. D’autres fois, je me plains. Des fois, il pleut. Des fois, en attendant, je regarde ma montre. Je n’ai même pas de montre. Je n’ai jamais eu de montre, d’où me vient ce réflexe ?! Mon esprit repart… Eh Oh ! Reviens sur terre, je te rappelle que tu es en train de faire du stop, nom de nom, un peu de sérieux ! Je regarde les voitures passer, essaye de créer un contact visuel avec les chauffeurs. Je commence à connaitre la signification des signes qu’ils me font. Par exemple, s’ils font tourner leur doigt, ça veut dire qu’ils restent dans la région, s’ils mettent la main à plat, ça veut dire que la voiture est pleine, s’ils font non, ça veut dire non. J’ai tellement peu d’arguments pour convaincre. J’essaye de me tenir droite, de faire propre, d’avoir bonne mine. Tout est dans la posture, paraît-il.

Ce jour-là, après quarante-cinq minutes sous la pluie, une voiture s’arrête. Elle se range sur le côté et, comme à chaque fois, mon cœur accélère. Un homme, la cinquantaine, m’ouvre la porte. Il est seul dans un grand 4X4, il me demande où je vais, je réponds Bergen. – ‘’Monte’’. Bingo ! Je me jette littéralement dans la voiture, je pose mon sac entre mes jambes. Je garde toujours mon sac entre mes jambes. Je me présente, je papote, je lui dis qu’il pleut. On va passer les cinq prochaines heures ensemble, autant lui être sympathique. Il me répond à peine, froidement. Cinq heures, c’est déjà long. Mais cinq heures sans parler, c’est cinq heures en vie de chat. Il me regarde du coin de l’œil. À ce moment-là, l’euphorie d’avoir pris place se transforme en effroi. L’ambiance m’oppresse de plus en plus. Je ne sais pas combien de temps est passé. Dix minutes ? Peut-être plus ? J’aurais passé un meilleur moment chez le dentiste. Je suis attentive aux panneaux, je le surveille de près. Il n’a pas l’air méchant, il a même une tête de gentil, mais il semble tellement… Éteint ?! Je m’enfonce dans mon siège, mange mes ongles comme des chips et j’attends un signe. N’importe lequel. Un signe qui me permettrait de désamorcer la situation, ou qui me mènerait à ma perte. Une heure s’écoule et rien ne se passe. Son silence me fait peur, alors je parle. Je parle bêtement et je dis n’importe quoi. Je raconte mes chats, ma mère, le facteur de chez-moi qui ne monte jamais pour m’emmener mes colis. Je mixe l’anglais et le français. Je remplis l’espace.

Subitement, il arrête la voiture au bord de la route. Je comprends qu’il va se passer quelque chose. Je retiens mon souffle, comme si ma vie s’y suspendait. Il va me découper en rondelles, me donner à manger à ses serpents, me rouler dessus, me séquestrer. Mon dieu, je vais mourir. Alors c’était ça ?! Juste ça, ma vie ? J’aurais dû rester chez moi, tout le monde me l’avait dit. Norvège, un jour pluvieux de 2015, vingt ans. C’est jeune vingt ans pour mourir. Ça fait chier quand même, mon père va me tuer… Il pousse un long soupir en me regardant. La situation prend vraiment une tournure étrange. Je déglutis. Et là, à mon grand étonnement, il fond en larmes. Je suis toujours en apnée quand il attrape son sac à l’arrière, moi, un sursaut me pousse vers l’avant et j’ouvre la portière de la voiture. Je vais courir, il y a une forêt, je sais grimper, sauter, je sais faire plein de trucs. Il me regarde, surpris. Il comprend ce que j’ai compris, et éclate de rire, tout en pleurant. C’est plus de l’ascenseur émotionnel à ce niveau-là, c’est de la fusée. Je ris nerveusement : quel drôle de tableau. Il sort un portemonnaie de son sac, et me montre une photo. Je la regarde, figée d’une drôle d’angoisse. On dirait moi. En plus jolie, un poil plus vieille, en mieux coiffée. Il me dit que c’est sa fille, qu’elle s’appelle Anna, qu’il ne la voit plus. Je m’écroule dans mon siège et lâche un ‘’Nom de dieu’’, en français. Je reprends mes esprits, mon souffle, une couleur normale.

On ne peut pas imaginer ce que ça fait de voir un homme de cet âge pleurer comme une fillette. On ne peut pas le concevoir avant de le vivre. Je ne pourrais jamais vous décrire cette expression, accusée d’abattement, que je l’ai lue sur visage, cette mort, cette fin de course. Personne ne pourra raconter mon trou dans le cœur, ma poitrine qui se serre, mon monde qui s’arrête, au moment où cela se produit. Mes mots sont impuissants à le décrire.

Pendant une heure, il me raconta son ex-femme, sa fille qu’elle lui a enlevée, la secte qu’elles ont rejoint. Il me raconte l’abandon, la colère, l’impuissance. Dix ans sans voir son enfant. Je pense à mon père. Il a l’âge à mon père, j’ai l’âge de sa fille. Moi non plus, je n’ai pas assez vu mon père pendant des années. Je ressens ce qu’il ressent, l’empathie se transforme en fusion. On pleure en concert l’amour qui crée les enfants, mais qui n’est pas assez fort pour créer les familles. Je crois qu’on ne peut comprendre le manque que lorsque on l’a déjà éprouvé soi-même. Il disait ‘’il y a des êtres irremplaçables’’. Je trouvais des mots pour l’aider à surmonter le désastre, soulagée d’apprendre que mon anglais émerge en cas d’urgence. À quel moment, un homme se rend compte qu’il ne sera jamais un héros ? Je lui offre un mouchoir en tissu. Mon seul. L’ironie veut que ce soit celui de mon père.

Je n’oublierai jamais la reconnaissance avec laquelle cet inconnu, cet homme abîmé, me racontait son histoire. Pendant une heure, je ne détournais pas, même le temps d’un clignement d’œil, mon regard. Sa confiance était la plus belle des marques d’estime. En retour je lui offrais la plus complète attention. Au fil de son récit, ses yeux retrouvaient de leur présence, reprenaient vie. C’était pour moi une joie intense de voir son visage s’apaiser. Comment une chose pareille peut-elle être possible ? Est-ce qu’il avait juste besoin de parler ? Peut-être qu’il pardonnait sa fille à travers moi… Mais ça n’avait rien de tordu, c’était absolument juste. Quand il a cessé de parler, son visage s’est animé, il rayonnait de joie. Je n’oublierai jamais cette minute de ma vie.

Après cette longue effusion, nous reprenions la route. Il était treize heures et nous n’avions parcouru qu’une centaine de kilomètres. Il est sorti de la route principale et a pris le chemin pour rejoindre les montagnes. Ça allongeait d’une heure ou deux le trajet, mais ça valait la peine. Il me disait qu’il fallait absolument que je voie ça. Et en effet, ça a été spectaculaire. En Europe, c’était presque l’été. Mais ici, il y avait encore plusieurs mètres de neige. Il s’est arrêté pour me montrer des cascades, des falaises, des rivières. On a bu un chocolat chaud au restaurant d’alpage. Qu’est-ce que j’aime les chocolats chauds. Qu’est-ce que j’aime les restaurants d’alpage. On a monté la musique à fond, il était un grand fan de Brandi Carlile, on dansait assis sur ses rythmes pas vraiment endiablés. On s’est arrêtés pour admirer le coucher du soleil au bord d’un lac, comme pour lui rendre hommage. Le soir, il m’a invitée à manger une pizza avec lui. Je crois qu’il rattrapait le temps perdu avec sa fille, moi celui avec mon père. Plus tard, dans mon journal de voyage, j’écrirais : ‘’je crois que c’est ça le bonheur : jouer de la fausse batterie sur une chanson de Brandi Carlile avec un parfait inconnu.’’ Je le crois toujours.

Il était en déplacement pour le travail et m’a proposé de passer la nuit dans son appartement de location. J’ai accepté. Il n’y avait qu’une chambre mais deux lits, faussement anciens, en bois sculpté. Je crois qu’il a eu peur que j’aie peur, alors avant même que je ne dise un mot, il a déporté mon lit dans le salon. Il m’a donné sa seule couverture.

Le lendemain matin, il m’a déposée au bord de la route. Je n’étais plus qu’à cinquante kilomètres de Bergen. Dans ses derniers mots, il me dit que la société est organisée par des cons, pour des cons. Il me dit qu’une vie qui n’est pas vouée à un objectif défini n’est qu’une erreur. Amen. Dans sa dernière accolade, dans son dernier sourire, j’ai ressenti tant de chaleur que j’en fus émue aux larmes. Il a remonté sa vitre et j’ai caché mon visage dans mes mains. C’est là, précisément, que je me suis dit qu’il fallait que je parte faire le tour de la terre en stop.

Depuis des semaines, je me déplaçais en auto-stop. J’avais rencontré énormément de personnes de toutes sortes, de toutes origines, de toute profession. J’en avais apprécié certaines, je leur avais parlé avec amabilité, mais je les avais toujours tenues à distance de moi. D’ailleurs, le mot est là : je me déplaçais. Je n’avais pas encore compris que l’auto-stop était la meilleure des excuses pour se rencontrer. Faire connaissance, sincèrement. Ce jour-là, les kilomètres ont pris un sens tout nouveau pour moi, et j’ai compris la vraie motivation des auto-stoppeurs chevronnés. Ce jour-là, mon pouce est devenu mon doigt préféré. (Sauf pour la police espagnole.)