Août-2017
Lettre #3 : Lettre à l’enfance
Lettre à l’enfance
Salut ma petite,
Je t’écris parce que demain, je vais fêter mes vingt-trois ans. Oui, je sais, toi non plus tu n’en reviens pas. Vingt-trois ans ça commence à faire beaucoup. Pour un chat, ça fait une vie. C’est aussi l’âge que ma mère avait quand elle m’a eue. Je me demande si ce n’est pas de là que naît mon malaise. Parce que oui, moque-toi de moi, mais cet anniversaire me bouleverse. C’est drôle ce qui m’arrive. Je veux dire, jusqu’à peu l’idée de te quitter ne me causait aucune peine. J’ai parfois l’impression d’avoir passé ma vie à courir pour t’échapper. Courir après les garçons, puis après un emploi, après une maison, et depuis quelques années, après les kilomètres. Aujourd’hui, à l’aube de ce grand âge, je cours après les mots pour m’adresser à toi, une ultime fois.
Il paraît que je suis trop jeune pour me plaindre de vieillir. C’est vrai que ça peut sembler ridicule, mais tu sais comme moi que j’ai toujours été précoce. Peut-être que je fais une crise de la quarantaine avec dix-sept ans d’avance. Va savoir, peut-être que je vais m’acheter une grosse voiture de sport bientôt. La complainte et la peur du temps qui passe ne sont pas réservées aux vieillards de quarante ans. Je me rassure un peu quand je remarque que je les appelle encore « des vieux ». Puis mon sourire se raidit et je me remémore qu’il y a quelques années, un vingt-troisionnaire m’était un ancêtre. C’est drôle de vieillir, ça fait faire des choses que l’on n’avait jamais pensé possibles. Genre ressortir les expressions pourries de sa mère, acheter un parapluie et trouver Stéphane Bern « plutôt sympa ».
À quel moment devient-on adulte ? Tu sais, toi ? Est-ce que c’est une question d’âge, de maturité, de prise d’indépendance ? Les jeunes de ma génération semblent démunis face à la question. À l’époque, on devenait adultes naturellement, au moment de sortir de l’école et de se marier, non ? Je me fais peut-être des idées sur le siècle dernier mais, dans mon imaginaire, les étapes de la vie étaient mieux définies. Durant mes voyages, j’ai rencontré des peuples dont la question était réglée par un rite ancestral. Chez-nous, ce rapport-là me parait totalement biaisé. Personne ne sait ce qu’il est censé faire, ni à quel âge. Moi, j’ai l’impression d’hésiter maladroitement entre la femme et la fille depuis bientôt trois ans. Comme si j’avais un pied de chaque côté d’un précipice et que je ne savais pas sur lequel prendre appui.
J’ai passé beaucoup de temps à me demander comment on devient un adulte, à quel moment ça se passe exactement. Et un jour, le hasard m’a offert une réponse : je crois que c’est quand on se rend compte que ses parents sont juste des humains.
Pendant plus de vingt ans, j’ai cru que mes géniteurs étaient des super-héros. À sa manière, ma mère était Cat Woman. Et je soupçonnais mon père d’être dieu. Ils étaient surpuissants et savaient tout. Ils étaient infaillibles. Et puis, il y a peu, j’ai rencontré un homme qui était le Hulk d’une autre petite fille. Et puis un garçon aussi. Enfin, un papa quoi. Sauf que ce n’était pas le mien. Heureusement, d’un côté, sinon mon histoire serait un peu tordue. C’était bizarre de sortir avec un papa, ça m’a subitement fait te voir avec d’autres yeux. Ceux d’une spectatrice. Je sais comment cet homme trimait, comment ses enfants l’estimaient et comment il jouait à merveille son rôle de super-héros. J’ai d’abord cru qu’il l’était vraiment, tant l’illusion était parfaite. Mais en tant que femme, j’avais aussi accès à ses doutes, ses inquiétudes, son épuisement. Un jour, j’ai risqué la question qui en soulève mille autres : ‘’mais comment tu fais pour être si fort, si sûr, si… constant ?’’ Il m’a répondu qu’il n’en savait rien. Qu’en fait, il n’avait pas d’autre choix que d’être ce gars-là, qu’il fallait sauver la face, mimer la force. Ce jour-là, un empire s’est effondré. Mais chose encore plus étonnante, et je ne me l’explique toujours pas, c’est ce jour-là que j’ai véritablement commencé à aimer mes parents.
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Ça fait peur de devenir adulte. Ça fait peur parce qu’on nous y a préparé bizarrement. Depuis toujours, on nous vend cet âge comme le début d’une existence tellement sérieuse, tellement grave. Évidemment que personne ne veut y aller. Un adulte, c’est toujours fatigué. Ça stresse et ça doit travailler dur. Ça n’a jamais le temps de construire une cabane ou de courir après un cerf-volant. Ça n’a jamais le temps de rien, en fait. Évidemment qu’on le fuit, il faudrait être maso pour qu’il en soit autrement ! Alors, soudainement, je me suis rattachée à toi. J’ai commencé à dire que jamais je ne grandirais, que j’étais Peter Pan. Enfin, Wendy du coup. J’avais le sentiment de remonter en courant des escalators qui descendent. Sauf que le mécanisme est plus rapide que mes pas.
Malgré tout mon voilage de face, je le sens bien que je ne suis plus pareille. Depuis quelques mois, j’ai réellement conscience de ma vie. Je doute tout le temps, je porte seule le poids de mes actes, j’ai peur de mourir. C’est dégueulasse de grandir. On nous vole notre insouciance, notre sécurité, notre spontanéité, et en échange, on ne nous donne rien. Enfin, si, des peurs. Tu parles d’une affaire ! C’est comme échanger Dracaufeu Brillant contre Rondoudou parce qu’on le trouve mignon tout rose. Il faut être fou. Je ne me ferai pas avoir deux fois !
Le paradoxe, c’est que je ne t’aimais pas beaucoup non plus quand j’étais petite. À vrai dire, tu me causais des ennuis, et les autres enfants avaient sur moi un étonnant pouvoir soporifique. Je crois que je n’ai jamais été une enfant facile. Je ne posais pas de problème pratique, mais je ne faisais rien. Je ne parlais pas, je n’avais pas d’ami et aucune intention d’en avoir. Aucune passion non plus, si ce n’est d’être seule et de laisser vagabonder mon imagination. Je pouvais rester claquemurée des journées entières en mode « par défaut ». Dans ce monde où tout doit pouvoir se calculer, être productif et aller vite, on peut dire que mon occupation principale inquiétait. Quand on me forçait à faire quelque chose, je lisais. Ou je partais seule dans la forêt. Mais là non plus, ça n’allait pas. Il paraît que c’est dangereux. T’y crois toi ? Quand je demandais des explications, on me servait les réponses habituelles : « ça ne se fait pas » ou « tu es trop jeune pour comprendre ces choses-là ». Je trouvais ça tellement condescendant que j’y allais quand même. Il paraît que j’ai toujours été une tête de mule.
Oh que oui ! Je t’ai haïe ! Quelle angoisse d’être constamment redevable et interdite. Mon goût pour la liberté m’a causé beaucoup de problèmes, et pas seulement à la maison. J’ai eu un mal fou à me créer une petite place dans ce monde. J’avais l’impression d’être la pièce d’un puzzle qui s’était perdue dans la mauvaise boite, qui ne faisait même pas partie du dessin. J’avais de grandes lunettes posées de travers sur mon petit nez plat, un pull vert en laine avec une vache dessus – que j’ai usé bien au-delà de la corde – et des jambes arquées, mais pas dans le bon sens. J’étais loin d’attirer la sympathie, encore moins de faire tourner les têtes des garçons. Je n’étais pas sportive, je ne savais ni danser, ni nager, j’étais souvent dans la lune. L’humour des blagues de la cour de récré m’échappait presque aussi souvent que les règles de bienséance. La complexité du monde me dépassait. Il n’y a guère que les livres et l’art qui m’animaient. Rien de très glamour ou d’admirable, tu me diras. J’étais une péouze, comme on dit chez moi.
Les plus beaux souvenir de mon enfance sont reliés à mon père, peut-être parce que c’est un bizarre lui aussi. Il habitait une cabane dans les bois, avait de grosses lunettes vertes et mangeait toujours des bonbons. Il nous apprenait, à mon frère et à moi, à faire exploser des pétards dans la caisse à journaux – après les avoir volés – et à jouer au babyfoot. S’il avait été Renaud, nous aurions été ses Pierrots. Le divorce faisait qu’on le voyait peu, et il profitait au mieux de ce temps. Alors, évidemment, pour ça il avait le beau rôle. Il n’était pas en charge de notre éducation, il n’était jamais là pour nous gronder, et ne nous voyait que quelques jours par mois. Mais j’ai le sentiment que même si les choses avaient été différentes, lui aurait été le même. Il y a des êtres comme ça. Il a offert à ses trois enfants le plus beau des cadeaux : celui de pouvoir être petits avant de devenir grands.
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Même si nous n’avons pas toujours été très proches, tu sais, je garderai éternellement les trésors que tu m’as offerts. L’odeur de lavande de ma grand-mère, la grande beauté de ma maman, son robot à pâtisserie que j’avais le droit de lécher, ma Gameboy rose, les cabanes construites avec des draps, l’hystérie qui m’habitait lors des premières neiges, les parties de foot où nos vestes servaient à délimiter les buts, les glaces à l’eau en forme de fusées. Je n’oublierai jamais ça, mais je crois qu’il faut que je passe à autre chose. Il est temps de laisser derrière moi mon côté solitaire et paumé, l’ombre, les frustrations, mon passé noueux. Je crois que je suis prête à me jeter directement dans l’œil du cyclone, à vivre ce passage, à risquer de me compromettre. Pour la toute première fois, j’envisage de devenir adulte par envie, non plus par résignation honteuse. Il me semble qu’il y a de grandes choses qui m’attendant devant, je ne sais pas encore te les décrire, mais c’est plein de lumière, et c’est joli. Ne m’en veux pas de te sacrifier à l’avenir.
Alors, c’est vrai, je ne suis pas forcément de toute première qualité. J’arrive à l’âge adulte déjà usée, raccommodée de partout, un peu chancelante. Je crois que j’ai connu trop tôt le malheur et les cauchemars, les accidents et la maladie. Je crois que, malgré tous les efforts de mes géniteurs, j’ai été forcée à grandir vite. Mais j’ai bientôt vingt-trois ans, et tu sais comme moi comme je déteste la complaisance. Je veux dire, les gens qui se disent condamnés au malheurs, qui cherchent des coupables et des excuses, au lieu d’un cap et d’une force. Je pense qu’on peut vivre de très grands bonheurs, même si nos vies ont plutôt mal commencé. En tout cas, c’est ce que je me souhaite. J’en ai marre d’exister dans un monde injuste et rempli de souffrance, je veux aider les gens à cicatriser, à se réparer. J’aimerais devenir une sorte de « vengeuse masquée » aux longues robes colorées. Alors je vais commencer par moi-même. Je t’écris parce que je veux qu’on fasse table rase du passé. J’aimerais me laisser aller à cette nouvelle étape de ma vie sereinement, et en te comptant comme alliée.
« Je dois, donc je peux », c’est bien toi que me l’as enseigné, ça. Je sais que ça ira pour moi, en partie grâce à toi. Tu m’as appris l’essentiel : la capacité d’adaptation, la force de mon imaginaire et la grande joie qu’on éprouve en faisant le bien. En égard à nos années communes, je refuserai toujours de jouer un rôle dans la comédie des adultes, de sourire faussement, de me prendre trop au sérieux. Je serai toujours la même, plus passionnée que délicate, véhémente et excessivement sensible. Je continuerai à passer des après-midis, le nez en l’air, à prendre mon temps (ou à le perdre, c’est selon). Je placerai toujours l’authenticité au rang de valeur suprême. Je m’attacherai toujours à vivre l’essentiel. En échange, promets-moi de me laisser revenir pleurer dans tes bras à l’occasion. Parce qu’un adulte pleure aussi. Parce que les occasions sont nombreuses. Parce que l’année prochaine, j’aurai vingt-quatre ans.
Tendrement,
Sarah
Je ne te connais pas, ou de bien loin, derrière quelques pixels qui rendent bien mal l’intensité de tes récits. La tendresse et la sincère justesse de ta lettre sont touchantes. On a envie de te prendre dans ses bras pour câliner une Âme, au delà des considerations physiques ou autres bien entendu. Tu semble déjà dépasser de loin toutes ces bassesses terrestres. Bravo a toi pour ces aventures, bienvenue dans la vie « de grands » et rassure toi, l’enfance est une île en nous même qui reste toujours accessible a qui veut bien s’y réfugier.
Toujours un plaisir de te lire, reste toi-même et ne t’oblige pas à faire les choses, fais ce que tu as envie de faire et continue à écrire !!!!
Juste magnifique ce texte, encore une fois. Parfois je me regarde dans le miroir et je me rends bien compte que j’ai changé même si j’ai l’impression d’être toujours la même. C’est troublant. Je n’ai pas le sentiment qu’il y ait eu des transitions ou des étapes mais juste une continuité, les jours qui se succèdent, qui s’étirent et qui font toute une vie sans qu’on s’en rende compte. Quand je m’arrête et que j’essaye de prendre de la hauteur pour regarder le chemin parcouru je me demande comment j’ai pu faire tout ça parce que j’ai l’impression d’avoir toujours… Lire la suite »
Tout simplement sublime, touchant, déchirant, c’est troublant de lire des mots qu’on aurait voulu dire et qu’on a déjà ressenti, de la part d’une jeune adulte si sage et éveillé … Bravo pour ton parcours, ne t’arrête pas d’écrire car c’est aussi une façon d’aider les gens à cicatriser…
Belle route à toi
Aurelie
Ne t inquiète pas , être adulte c est aussi avoir suffisamment de recul pour ne pas se faire happer par la vie .
Être adulte c est prendre de la hauteur et de l assurance.
Forcer au respect par nos actions par nos choix.
Et avoir de plus en plus de souvenirs.
Parce que dans le voyage de la vie ce qui compte autant que ce qui nous reste à découvrir, c est tous ce qu’ on a déjà découvert, aussi bien les lieux que les liens tissés.
Bon anniversaire à toi !
Je me suis totalement identifiée à ton enfance car j’ai vécu la même.
J’ai 28 ans, je suis mère, mais je ne sais toujours pas te dire à quel moment on sait qu’on est une adulte.
Car lorsque je fais une course de roulades dans l’herbe avec ma fille, je me dis qu’on ne grandit jamais.
Profite de ses voyages.
Qu’est-ce que ça fait du bien de lire des mots qu’on a jamais vraiment réussi à mettre aussi bien sur papier mais qui résonnent en nous comme si on les avait nous-même pensé. Qu’est-ce que ça fait du bien de se dire qu’on est pas seul, qu’on est tellement à ne pas accepter de ressembler à l’image des grandes personnes qu’on s’est toujours faite. Et qu’est-ce que ça fait du bien d’enfin comprendre, d’enfin savoir que c’est possible. Que peut-être, devenir adulte, c’est aussi avoir la possibilité de garder un peu de son âme d’enfant et de choisir de prendre… Lire la suite »
Chère Sarah, je découvre aujourd’hui ton parcours de vie magnifique et courageux. Je ne te cache pas que je suis un peu jaloux 😉 en même temps très admiratif et heureux que tu puisses aller jusqu’au bout de ton rêve. Moi les voyages dans le monde c’est en stand-by pour quelques années. J’ai 4 enfants, trois filles et un garçon. Je voyage au travers de leurs yeux. Je joue le rôle du phare avant les tempêtes. Je nourri leur curiosité. Ton message m’a beaucoup touché, surtout la partie des cadeaux de noël avec ton papà. Je fais pareil avec mes… Lire la suite »
Un mot pour les résumer tous: MERCI
Je découvre ta plume et ta vie d’une certaine manière et tu me donne le sourire en ce dimanche nuageux. Je ressent les choses comme toi et moi aussi je veux être une vengeuse masquée aux longues robes colorées. Team optimistic pour toujours! Bisou Sarah
Je crois qu’il n’y a pas de mots justes pour décrire ce qu’on peut ressentir après une de tes lettres, ça nous coupe juste le souffle là comme ça. Tu nous donne une sérieuse claque pour de bonnes raisons et tu la donne bien ! Une véritable inspiration c’est ce que tu es, une motivation, une raison de ne pas avoir peur.
Merci Sarah pour ce texte, si beau et touchant, où l’on peut parfois s’identifier, se reconnaître. S’attacher aux choses essentielles et garder en tête nos vraies valeurs. J’ai adoré ton article.
Une nouvelle lectrice de ton blog en cours de lecture de « Petite ».