Sarah Gysler

Pourquoi j’ai choisi le voyage…

On me demande souvent comment j’en suis arrivée à voyager. On me le demande tous les jours, comment et pourquoi, qu’est-ce qui m’est arrivé pour que j’en sois là aujourd’hui. Parfois avec admiration, parfois avec mépris, on m’accuse de fuir ou on projette sur moi des idées de super héros. Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre réellement ce qui s’est passé, le cheminement que j’ai suivi. Il y a quelques jours j’ai reçu un email d’un voyageur en devenir qui m’a écrit les plus beaux mots que l’on m’ait jamais adressés : ‘’merci d’avoir osé’’. J’ai pleuré comme une madeleine et j’ai écrit ce texte. D’une traite, sans quitter mon ordinateur ne serait-ce qu’une minute, tout est venu naturellement, j’avais à peine conscience de mes doigts qui couraient sur le clavier. En le relisant, je me suis demandé si j’avais le droit de le publier. Est-ce qu’on a le droit de dire ce que l’on pense vraiment ? Avec les mots qui sortent, sans fioritures, sans retenue. Juste laisser les idées émerger malgré la dureté de certaines d’entre elles ? Est-ce qu’on a le droit d’avoir un blog de voyage qui parle d’autres choses que de comparatifs d’avions pas chers ou des meilleures Ghesthouses à Chang Mai ? Je ne sais pas vraiment, mais je m’accorde le droit.

blog voyage et liberté

Les Débuts d’une aventurière fauchée

On ne peut pas dire que j’ai un jour aimé l’école. On peut même assez facilement prétendre que j’étais une mauvaise élève. Je n’ai jamais dit un mot plus haut que l’autre, je n’ai jamais manqué de respect à mes professeurs, ni même à mes camarades, mais je n’ai jamais fait le moindre effort pour les contenter non plus. J’en faisais le moins possible, autant pour les cours que pour la sociabilisation : je passais mon temps à regarder par la fenêtre, assise au fond de la classe, à attendre que ça passe. J’ai passé dix années à m’ennuyer ferme.

J’y ai vécu différentes périodes, suivant les années et les lieux où j’ai habité. Quand j’étais petite, avant mes dix ans, je vivais à la campagne. Je me rappelle que l’école m’intéressait presque, mais que j’y étais souvent malmenée par les autres enfants. Principalement parce que je refusais de me défendre, mais aussi à cause des origines de ma mère et du statut de ma famille, du divorce de mes parents. Aujourd’hui que le divorce est presque la suite logique du mariage, ça peut être difficile à concevoir, mais il y a vingt ans c’était peu répandu et le fait d’en venir était préjudiciable. Plus que tout, j’étais la seule arabe du collège. Pour l’anecdote, qui me fait rire aujourd’hui, je venais d’un village qui s’appelle ‘’Vers chez les Blancs’’. J’avais néanmoins quelques amis et ces années se passèrent sans grand drame.

Vient l’adolescence, les premiers rendez-vous et les cœurs brisés qui vont avec, les premiers examens importants, le stress qui monte. Je crois que c’est là que ça a commencé à se compliquer pour moi socialement. Je ne comprenais plus mes camarades, leurs intérêts débiles, leurs dictats, et ils me le rendaient bien. Mes allures de geek, ma trottinette, mon intérêt pour les livres et pour l’art n’arrangeaient pas vraiment mon cas. Cette époque a néanmoins été sauvée par une rencontre miraculeuse, celle de mon premier petit ami. J’avais 14 ans et c’était la première fois que je côtoyais quelqu’un d’un peu différent. Nous partagions de nombreuses révoltes et le même désir de bonheur, de plénitude. Nous étions de la même espèce, à la différence que lui refusait catégoriquement tout compromis. C’était un OVNI comme moi, mais en plus assuré, en plus intelligent, en bien plus cool aussi. Nous nous sommes côtoyés de manière tout à fait insolite, et très vite, je liais mon destin au sien. Les années passées à ses côtés m’ont permis d’émerger, de m’affirmer à mon tour. Si j’en parle ici, c’est que je sais, qu’indirectement, il en est pour beaucoup dans la vie que je mène aujourd’hui.

Ma dernière année scolaire fut la plus controversée. Les cours donnés ne m’intéressaient pas le moins du monde. Quel intérêt à l’algèbre, au théorème de Thalès, à savoir parlementer du gouvernement en allemand. Quand, où, dans quelles circonstances de ma vie quotidienne, j’aurais à me servir d’un compas ? J’avais toujours eu un certain respect pour mes professeurs, mais d’un coup, je n’avais plus l’impression qu’ils n’apporteraient quoi que ce soit à ma vie future. J’avais même le sentiment qu’on essayait d’entrer de force dans mon esprit des idées qui n’étaient pas les miennes. Je trouvais toutes les astuces pour manquer l’école, j’y allais le moins possible. À la place, je passais mes après-midis à faire de la photographie ou à écrire, mes matinées à dormir ou regarder des séries télévisées. Pour dire, j’y ai passé tellement peu de temps qu’en une année, je ne connaissais pas plus de la moitié des prénoms des autres élèves.

Quelques mois avant la fin de l’année, un vieux monsieur en costard est venu dans ma classe. On nous avait prévenus qu’il allait venir, qu’on pourrait lui poser des questions quant à la suite, aux formations possibles, qu’on aurait enfin quelques réponses. C’était une visite importante pour moi, pour une fois j’étais arrivée en avance au collège. Je me rendais compte qu’il se tramait des trucs après l’école, que ça n’aurait pas grand-chose à voir avec tout ce que j’avais vécu jusque-là. Il y avait un grand flou, beaucoup de possibilité et d’ouverture, mais en même temps trop de restriction et pas vraiment de garantie. J’avais besoin d’aide pour en prendre la mesure, je voyais cet homme comme un appui.

Mais au lieu de ça, il nous a fait remplir un questionnaire débile censé nous orienter dans le choix de nos futures professions. Ça fait plus de huit ans aujourd’hui, mais je me rappelle ce jour comme si c’était hier. Je lui ai répondu que je n’avais pas besoin de remplir tous ces papiers, que moi je voulais être photographe ou écrivain, comédienne au théâtre ou alors faire un truc pour aider les gens. Il m’a répondu avec un certain mépris que ce n’était pas des métiers ça, et m’a commandé de remplir ce papier comme les autres. J’ai dû céder, mais j’étouffais de colère et de consternation.

Quelques semaines plus tard, nous recevions les résultats. Dix pages de calculs pour nous dire qui nous allions devoir être pour les cinquante prochaines années. Le verdict tombait d’un coup : policière ou employée de commerce. La peste ou le choléra, le choix entre la pendaison ou la noyade, entre Le Pen et Macron. Il a choisi pour moi : – ‘’ bon, j’imagine que vu tes origines, ça ne sera pas policière.’’ en dix minutes, son affaire était bouclée. J’avais une semaine pour remplir une lettre de motivation, trois mois pour trouver une place de travail. Le plus dérangeant, c’est qu’à l’époque, ce traitement me paraissait presque normal.

Je suis restée à ma place, un peu déçue et déboussolée, mais je n’ai jamais rien dit de cette histoire. Avec le recul, je m’en suis voulu, mais qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Comment répondre ? Que dire ? À l’époque, j’avais quinze ans et la répartie d’un flocon d’avoine. C’était sa chance. Aujourd’hui, je jure que les choses seraient différentes. Je hurlerais comme un porcelet, je retournerais la classe entière, je ferais pipi sur sa petite mallette et laisserait macérer son beau costard dans les toilettes. Mais pour l’heure, on m’avait toujours appris à écouter les adultes, et leurs conseils.

Dans ce monde où seule la surface compte, où l’on favorise la forme au fond, ce conseiller d’orientation (d’une pitoyable incompétence) était censé détenir la vérité. Au même titre qu’un journaliste, qu’un politicien ou un homme d’affaires, dans l’idée générale. Comment m’opposer à ses propos ? Surtout quand il les prononce avec tant d’aplomb et sur un ton qui ne me permet pas la réplique.

À l’époque je ne le savais pas encore, mais cet événement deviendra un moteur, la cruauté de cet homme, la violence de ses propos, un avertissement. Je n’avais toujours pas une grande idée de la vie qui m’attendait, mais j’avais compris que les autres non plus, pas même ‘’les grandes personnes’’. Il a, de manière extrême et définitive, décrédibilisé l’adulte à mes yeux. Ce jour-là, j’ai compris que l’âge n’est pas garant d’intelligence, pas plus que de respect ou d’audace.

‘’Ok, les adultes c’est mort’’, je me disais. Mais un trouble naissait du fait que je ne trouvais pas non plus mon salut dans les gens de mon âge. J’évoluais auprès de crétins bornés, de jeunes gens qui ne voulaient surtout pas se prendre la tête. J’ai passé ma postadolescence à errer avec eux d’un fastfood à celui d’en face, d’une soirée débile à la suivante. Chez nous on est blasés à dix-huit ans, mais on s’occupe comme on peut. On est fascinés par les abrutis de la télé-réalité, des clips, par n’importe quel écran. On fait tout pour être le plus cool possible, on répond à tout un tas de codes complexes et débiles, que d’ailleurs on ne comprend généralement pas nous même. On écoute de la musique bruyante de groupe en vogue, pas vraiment talentueux.

Des fois on sort. Est-ce qu’il faut vraiment que je décrive l’ambiance des bars ou des boîtes de nuit le samedi soir ? On se prépare durant des heures pour être la plus bonne possible, on met tous nos efforts dans une beauté factice, vulgaire. Pour ces messieurs c’est pas vraiment mieux. Ils passent leurs soirées à se défier ou se regarder en chien de faïence. Personne ne sait ce qu’il fout là, alors on se retourne la tête avec tout ce qu’on trouve, pilule, alcool, sexe, qu’importe. On trébuche et on rigole, on vomit et on ne s’excuse pas, parce que c’est presque cool de vomir. Aujourd’hui on immortaliserait même cet instant avec un smartphone. Et tout ce cirque avec l’argument que la vie est courte, et qu’il faut en profiter. Quelle connerie !

Dans l’idée générale, c’est plutôt cool d’être un rebelle, d’avoir des habits troués et de rentrer délabré de soirée. Mais lundi matin on retournera tous sans faute au travail, comme des pantins. On retrouvera notre bureau terriblement dépourvu de vie.

D’ailleurs le bureau… Son seul souvenir me fait horreur. Cet éternel confinement entre l’ordinateur, le pupitre et la machine à café. Avec toujours les mêmes dossiers, le même silence rompu par des conversations laconiques, la même horloge qui n’avance pas.

À l’usure mon conseiller d’orientation m’a eue, je l’ai trouvée cette place de travail d’employée de commerce. Je garderai éternellement un souvenir mortel de cet endroit, littéralement, j’avais l’impression d’évoluer au milieu de personnes mortes. Un joli bâtiment neuf, rempli de zombies modernes, des gens rassis et fatigués, qui viennent ici presque plus par habitude que par obligation. Quelle violence. Je me rappelle de quelques-unes de mes collèges avec lesquelles je me suis sincèrement liée, que j’aimais énormément, et qui m’ont aidée à me sortir de là. Ces anges qui m’ont fait comprendre que je n’avais rien à faire là, que je pouvais encore faire quelque chose de ma vie. Pour tous les autres, je nourrissais une haine toute aussi profonde. Ces poulets d’élevage, incapable de s’intéresser à quiconque ou à quoi que ce soit.

Aujourd’hui la haine s’est transformée en désolation, presque en pitié. Comment ils font ? Qu’est-ce qu’ils ont dans la vie ? Comment ils arrivent à se lever le matin ? Pour ceux qui aiment leur travail, je comprends. Mais pour tous les autres ? Des fois je me sens minable de penser ça. Je me sens flemmarde et lâche, je m’en veux d’être si exigeante envers la vie. Des fois, encore aujourd’hui, je me sens coupable.

Mais je ne peux pas concevoir qu’on puisse accepter cette vie-là ! Neuf heures par jour, cinq jours par semaine, quatre semaines par mois, onze mois dans l’année, cinquante ans dans une vie !! Près de 100’000 heures à répéter les mêmes gestes, les mêmes actions, sans réelle envie. Certains se consolent des quelques jours fériés dans l’année, de leur mois de vacances, de leur congé parental ou, pire, de leur retraite. Comment ça peut leur suffire de savoir qu’à soixante-cinq ans (si ça ne change pas jusque-là), ils seront libres de leurs journées ? Même les fonctionnaires qui la prennent à cinquante ans, quel intérêt ?! Comment on peut vivre sans même se rappeler de la dernière fois que l’on a fait quelque chose pour la première fois ? Quel holocauste de la vie.

Ils répètent qu’ils n’ont pas le choix, que si tout le monde était comme moi, le système mourrait. Qu’ils ont des enfants à nourrir, des crédits à payer. Que je suis jeune et inculte, que je verrai dans quelques années. Ça fait des années maintenant, je ne le comprends toujours pas. Qu’on s’entende : je n’ai rien contre le travail. J’ai bien conscience que le travail est nécessaire, qu’il est même une vertu. J’ai conscience aussi que si les jeunes le refusent, la société, telle qu’elle est érigée actuellement, ne tiendra pas longtemps. Mais de un, une société ça peut évoluer. Et de deux, surtout, il y a travail et travail. Je crois sincèrement que la majorité des emplois du secteur tertiaire n’ont aucune valeur et ne permettront jamais à un être humain de s’épanouir. J’entends par là tous les métiers de la vente, de la finance, des assurances, toutes les secrétaires, les comptables, tous ceux qui ne produisent jamais rien de concret. (Ça m’fait penser à la Petite Léonine de K)

J’ai aussi du mal avec l’idée générale que le travail que l’on exerce définit notre valeur en tant qu’humain. C’est la première question que l’on pose en rencontrant quelqu’un : ‘’qu’est-ce que tu fais dans la vie’’. Sa réponse nous permet de le situer dans l’échelle sociale, de nous faire une idée très précise de la personne qu’elle est, avant même de lui avoir réellement parlé. Est-ce qu’il faut vraiment que je précise que ma valeur va bien au-delà du métier que je pourrais exercer ? J’ai l’impression d’écrire quelque chose de tellement sensé que c’en est débile de le relever. J’aimerais qu’un jour la première chose que l’on demande à quelqu’un soit : ‘’qu’est-ce que tu aimes faire dans la vie ? Qu’est-ce qui nourrit tes journées ?’’. Je m’y engage.

Aujourd’hui j’ai trouvé des débuts de réponse à mon malaise face au monde du travail, mais à l’époque je n’y comprenais rien. Et cette incompréhension m’a vraiment pesé. Quelle agressivité je contenais, quel trouble, quelle douleur.

Au début de mon apprentissage, je me rassurais en me disant que, pour ma part, ça ne serait que trois ans. Trois ans de formation, le temps de passer ma majorité et de partir bien loin de cette misère. Je me retrouverais avec un diplôme assez intéressant en Suisse, qui m’ouvrirait plusieurs portes pour la suite de ma carrière. Mais trois ans. Trois ans quand tu en as seize, c’est long.

Malgré ça, j’ai essayé. La pression sociale, familiale, la peur d’être rejetée comme motifs principaux. Mais après trois mois j’entrais en dépression, après six mois mon corps me lâchait, après neuf mois j’ai arrêté de parler et de me nourrir. Gentiment je me suis isolée, séparée de mon petit ami de l’époque, mon acolyte adoré. De mon père aussi. J’en arrivais à me sentir perdue au sein de ma propre famille.

J’arrivais à bout de tout. J’étais rachitique, d’une pâleur inquiétante, mon corps menaçait de s’effondrer à chaque pas. Il me serait impossible de décrire aujourd’hui ces mois d’errance mornes, la précarité dans laquelle je me suis retrouvée. Je suis passée d’un psychologue à l’autre, d’un médicament à l’analogue plus puissant. Au final mes émotions étaient tellement domptées que je ne ressentais plus rien. Je me rappelle de ce vide ce vide ce vide, tout autour de moi. Pour la première fois de ma vie, je pensais sincèrement qu’il valait mieux être morte.

J’ai reçu plusieurs avertissements au travail. Les directrices ont même convoqué mes parents, inquiets et impuissants. Personne ne comprenait. Comment c’est possible d’être dans un état pareil alors que tout le monde y arrive ? Que les autres le font bien, eux. Je ne comprenais moi-même pas ce qui se passait. J’étais incapable d’expliquer comme cet endroit me rongeait. Mon dieu, ces autres, je les ai tant haïs. Qu’est-ce qui cloche chez moi ? Comment je vais réussir ma vie ? Je suis minable, je me déteste. J’ai été voir un énième psychologue, je pensais être folle, au moins bipolaire ou autiste, sûrement plus. C’est là que le terme est tombé : hypersensible. Juste ça. Tout ça pour ça ? Juste parce que je suis un peu trop sensible ? Nom de dieu !

Il était drôle ce psychologue. Il avait la voix cassée, on entendait à peine ce qu’il disait. Je crois qu’il avait eu un accident par le passé. C’est pour ça que je l’avais choisi à l’époque, il était aussi un peu mal foutu. Un peu boiteux. Il m’a mis un livre entre les mains : ‘’les gens qui ont peur d’avoir peur’’ d’Elaine Aron. Je crois que c’est ce livre qui m’a sauvé la vie. Pour la première fois j’ai su ce qui se passait dans mon cerveau, j’ai appris que je n’étais pas folle. Ok, j’étais un peu bancale, mais bancal ça va, bancal c’est même bien. Aujourd’hui j’associe volontiers cette sensibilité à la phrase d’Into the Wild : ‘’la fragilité du cristal ne le rend pas faible, il le rend délicat’’.

Ce livre était devenu ma bible. Comme un manuel de survie, un évangile pour gens bizarres. J’y puisais conseils et secours. Grâce à lui j’ai appris à connaître mes limites, à me ménager, mais surtout, j’ai compris qu’il y en avait plein des comme moi. Que cette particularité, si elle était apprivoisée et travaillée, pouvait devenir une richesse infinie, une réelle force. En écrivant ces lignes, je pense au dernier verset de la chanson ‘’Loterie’’ de Fauve. J’ai éclaté mon poing sur la table et j’ai refusé de me résigner.

Un jour, ça a été le jour de trop. Il ne s’est rien passé de particulier, c’était juste trop. J’ai donné mon congé sans prévenir personne. En un éclair, sans autre forme de procédure, sans demander l’avis de quiconque. Mon cerveau tournait en boucle depuis plusieurs semaines, répétant ce mot-là : démissionne ! démissionne ! démissionne ! démissionne. J’ai écrit une magnifique lettre (bah oui, j’étais employée de commerce), et l’ai apportée à ma directrice. J’ignore encore aujourd’hui d’où m’est venu cet élan, de quel ultime instinct de survie.

Quelle libération j’ai ressenti, ça fait bientôt cinq ans, mais je me rappellerai toute ma vie de ce jour. Le 28 aout 2012. Je sais, d’une manière confuse, que l’origine de ma vie d’aventurière se situe là. Je suis rentrée à la maison et j’ai avisé ma mère. La nouvelle ne l’a pas enchantée, peut-être parce qu’à l’époque j’étais incapable d’en expliquer les raisons. Il faut dire que l’adolescence ne m’a pas franchement réussi, pas plus que sa quarantaine. Le dialogue entre nous était coupé depuis plusieurs années. Une grosse dispute a éclaté, des mots qu’on ne devrait même pas réserver à son pire ennemi ont été dits, des deux camps. J’ai fait mes valises et j’ai quitté la maison. On ne s’est plus vues durant des mois, des années.

Aujourd’hui, avec tout le recul du monde, j’arrive à comprendre sa position. On vivait, et c’est toujours le cas, dans des réalités très différentes. Dans son monde, dans ses vérités, mon agissement était dangereux, débile et irrespectueux. De mon côté, sa réaction était une attaque sans équivoque à la personne que j’étais. Nous étions incapables d’empathie tant le fossé qui nous séparait était profond. Au fond, sa réaction était de l’inquiétude et la mienne, un besoin de soutien jamais ressenti.

Il y a une phrase qui me plait beaucoup, et que je me répète à chaque fois que l’on me fait une critique : ‘’tout reproche est une demande d’amour non formulée.’’ je crois que ces mots sont la base d’une communication respectueuse et non violente.

Je reçois parfois des messages de jeunes qui me demandent comment j’ai géré la réaction de mes parents. La vérité c’est qu’il n’y a pas de recette miracle. À l’époque je répondais avec maladresse – ‘’Qui m’aime me suive, s’ils ne m’acceptent pas ils n’ont rien à faire dans ma vie’’. Aujourd’hui je répondrais plutôt que la communication est la clé. Que leur agacement ou leur agressivité n’est que la conséquence directe de leur peur, et donc de leur amour. Et une peur, ça se rassure. Avec des mots, le plus souvent. Voilà, je dirais qu’il faut préparer ses arguments. Même si malheureusement, souvent, ça ne suffit pas.

Il y a peu de chance qu’ils le comprennent du premier coup, c’est dur, c’est bien le problème de ma génération : nous ne voulons pas de la vie que nos parents ont imaginée pour nous. Je crois que c’est l’une des plus dures épreuves du voyageur en devenir, ou de n’importe quelle personne qui choisit une voie marginale ; on doit être prêt à renoncer à la reconnaissance de nos parents. Pour ma part, j’ai eu la chance d’avoir l’appui de mon père, mon premier supporter, mon allié dans la vie. Je crois que cette aventure nous a beaucoup rapprochés. Il était le seul à me soutenir depuis le début, le seul à m’encourager sachant même que je n’avais pas encore toutes les cartes en main. Avec ma mère ça a pris plus de temps, mais je sais qu’aujourd’hui elle est aussi très fière de moi. Le temps est un allié.

Quand j’ai quitté mon emploi on était à la veille des examens, et par fierté, j’ai quand même voulu les passer. Je voulais me prouver que j’en étais capable, que ma décision n’était pas une action de lâcheté ou d’incapacité, mais de courage. Il fallait que je les réussisse pour affirmer que cette vie de bohème était un choix, et qu’il faudra que j’en assume les conséquences. Toutes les conséquences. J’avais déjà bien commencé : j’avais 18 ans et cinq jours, un gros sac sur le dos et à peine trois cents francs de côté. Plus de maison, plus de formation, plus de mère. Je m’étais tant isolée durant cette année que je n’avais plus aucun ami non plus. Les mois qui ont suivi ont été un combat pour ressortir la tête de l’eau. Ce fut un lent et progressif retour à la vie, un courageux tour de force.

S’en sont suivies deux années d’errance et de recherche. J’avais une idée très précise de ce que je ne voulais pas, mais plus vraiment d’idée de ce que je voulais. J’ai exercé une dizaine de métiers, déménagé une dizaine de fois aussi. J’ai essayé tant bien que mal de me faire ma place dans ce monde qui ne voulait pas de moi. J’avais l’impression d’être un poisson rouge remontant le courant, de commencer une partie de poker avec des cartes qui manquent. Je travaillais beaucoup, parfois plus que la moyenne, mais je ne gagnais pas grand-chose. J’occupais souvent dans des postes un peu débiles, mais malgré ça, j’étais libre de mes mouvements. Je n’avais pas de contrat restrictif, je changeais de travail comme je le voulais, je pouvais partir à tout moment. Je crois que c’est ça que j’aimais et qui m’est encore très précieux aujourd’hui : si tu m’appelles et me proposes un projet, on peut commencer demain. Même s’il est à l’autre bout du monde, deux trois coups de fil et je suis prête.

La rencontre du voyage – fin 2014

C’est d’ailleurs ce qui s’est passé. Bon, je ne suis pas sûre que l’on puisse appeler cela un projet, mais un jour, sur Facebook, j’ai lu le post d’un chanteur français que j’aimais beaucoup. C’est un peu un rebelle, il médisait ses fans pour leur manque d’implication dans ses concerts. Je ne sais plus de quoi parlait le post exactement, mais il relevait le fait que les gens ne s’impliquaient plus dans rien, qu’ils dédiaient leur vie à des activités vaines, que plus personne n’était capable de folies.

Je ne sais plus pourquoi, mais son coup de gueule avait éveillé ma curiosité, j’ai décidé de lui répondre. Je lui ai envoyé un message tout aussi con, et lui m’a lancé un défi : ‘’je ne sais pas où tu vis, mais je te donne rendez-vous demain à 18 heures à cette adresse, si tu y es, je t’invite volontiers à boire une bière.’’ Puymirol, perdu dans la cambrousse au sud de la France. Est-ce qu’il y a vraiment des gens qui vivent là-bas ?! Je lance la recherche sur Google Maps et me rends compte qu’il y a plus de huit-cent bornes, qu’il est déjà 18 heures, que je dois aller au travail le lendemain. Je décline l’offre et entre en classe.

À l’époque je travaillais pour un courtier en assurance et j’avais repris mes études en cours du soir. Je faisais un rattrapage pour avoir le diplôme du gymnase (le bac), pour ensuite pouvoir devenir éducatrice sociale. J’avais choisi ce métier parce qu’il était humain, parce que c’est la chose que je fais le mieux dans la vie. Qu’importait qu’il me faille faire sept ans d’étude, au moins, mes journées auraient un sens. Cette pensée me paraissait sensée, les gens étaient contents quand je leur parlais de ce projet.

Sans m’en rendre compte, je retournais gentiment, dangereusement, dans ce système qui me faisait tant horreur. Je travaillais de 10 à 17 heures dans un bureau et de 18 à 21 heures j’étais à l’école. Les deux activités qui quelques années plus tôt me dégoûtaient le plus. À midi je mangeais un sandwich sur le pouce, et le soir, trop épuisée pour cuisiner, je mangeais un bol de corn flakes en m’endormant devant la télé. Sortir du système est un combat, mais il ne s’arrête pas à ça. Le défi est de ne pas y replonger. Il faut beaucoup de passion et une attention constante pour ne pas renier ses rêves ni ses valeurs. Pour ne pas se laisser embarquer sur une voie qui n’est pas la nôtre. Quelquefois, encore aujourd’hui, j’ai peur que les forces me manquent et de finir par me résigner.

Sans le savoir, ce gars avait lâché une bombe. J’ai passé l’heure de français à cogiter, celle d’informatique à réserver un covoiturage (pour la toute première fois de ma vie), puis celle d’allemand à préparer un mail pour mon employeur. Le lendemain matin j’ai pris la route pour Toulouse, comme si de rien n’était. J’ai raconté mon histoire au conducteur qui n’en revenait pas, c’est devenu un ami que je vois encore aujourd’hui.

Je suis arrivée à Toulouse en début d’après-midi. C’était l’une des premières fois, si ce n’est la première, que j’allais quelque part seule. J’avais entendu tellement de choses sur cette ville, ma mère m’avait mis en garde qu’il y avait eu une fusillade quelques mois auparavant, j’étais paniquée à cette idée. J’entrais dans le métro pour rejoindre la gare, je serrais mon sac à dos dans mes bras, j’étais persuadée que j’allais me faire braquer. À chaque fois que je croisais un Arabe, bien qu’étant moi-même Algérienne, j’avais peur qu’il m’attaque. J’avais vingt ans et passé trop d’années à regarder le JT sur les chaines françaises. Je n’avais aucune idée de la réalité du monde dans lequel je vivais.

Au fil des minutes, voyant qu’il n’y avait pas de danger, je me détendais. On était au mois de novembre, on avait depuis plusieurs jours de la neige en Suisse, mais ici le soleil brillait. Il faisait même chaud. J’avais une heure à tuer avant d’embarquer pour un second covoiturage. À l’époque, faire du stop n’était même pas envisagé. Je marchais dans la rue et les gens étaient souriants, joyeux. J’aimais beaucoup cette ville et l’ambiance qui y régnait.

Après quelques heures, entre voiture et marche, je suis arrivée au lieu de rendez-vous. Il était 17h59, la ponctualité Suisse. J’ai rencontré ce garçon, on a bu notre bière et passé la soirée ensemble. Plus les heures passaient et plus je me sentais mal à l’aise. Ce gars-là, bien que bourré de talent, contenait une colère en lui, qui aujourd’hui encore me déconcerte. Je crois qu’il ne faudrait jamais rencontrer ses idoles.

J’avais un peu d’argent encore et je décidais de passer quelques jours à Toulouse, tant la ville m’avait plu. J’ai repris le métro en direction du centre, et cette fois-ci, vous allez rire, on m’a volé mon sac. Plus de porte monnaie ni de passeport, plus aucune affaire ni habit de rechange. Plus rien. Mais contre toute attente, ça allait. Ce qui me terrifiait le jour d’avant, aujourd’hui, ne me paraissait plus si grave. Je ne saurais expliquer cette insouciance nouvelle. J’avais juste le sentiment profond que ça allait aller. Je suis descendue au centre-ville et je suis passée devant un groupe de musiciens de rue, qui, ironie du sort, jouaient une chanson de l’artiste rencontré la veille. Ils avaient une petite pancarte avec écrit ‘’on ne mord pas, venez discuter’’. J’écoute toujours les pancartes.

À la fin de leur morceau, je les ai rejoints. Ils étaient quatre, début de la trentaine, des dreadlocks plein les cheveux. Je leur ai raconté mon périple et ça les a bien fait rire. Ils ont repris leur concert et m’ont invitée à jouer avec eux. Je ne connais aucun instrument et ne sais pas chanter, alors je fais de l’œuf ! Parfois du triangle, ça dépendait des morceaux. Ils étaient tout doux, ils dégageaient une énergie et une bienveillance qui me surprenait. Je me suis demandé comment ils s’y prenaient pour être si heureux. À la fin du concert, ils m’ont proposé de passer quelques jours chez eux, mais j’ai refusé. Il fallait que je rentre chez moi, ça me paraissait soudain urgent.

L’un d’eux m’a proposé l’auto-stop, je lui ai demandé s’il était fou ?! Moins d’une heure après, j’étais à la sortie de la ville, un panneau ‘’Suisse’’ entre les mains. Ils sont convaincants ces voyageurs. Ils m’ont donné l’argent qu’ils ont gagné durant leur concert, une vingtaine d’euros et ont attendu un peu avec moi. Je tremblais, morte de peur. Une première voiture s’est arrêtée, j’ai serré très fort mes quatre anges et je suis montée. La conductrice avait l’air inquiète, elle me l’a exprimé. J’ai compris qu’elle avait autant peur de moi, que moi d’elle. Quelle bêtise. Je me demande à quel moment on a arrêté de se faire confiance les uns les autres. Elle m’a conduite presque jusqu’à Genève, dans un petit village frontalier. Elle aussi a été surprise en entendant mon aventure, elle m’a accueillie chez elle pour la nuit. Le lendemain elle m’a déposée dans une station-service à la sortie de Genève, en deux minutes j’avais trouvé une voiture pour Lausanne, deux heures après j’étais chez moi. Quelle vie j’avais vécue en trois jours !

Ces quelques jours m’avaient laissé entrevoir qu’une autre vie était possible. Tout ce qu’il me fallait c’était de l’adresse, de l’audace, et un peu de chance. Il n’y avait rien de très précis, encore moins de garanti, mais il y avait un équilibre possible quelque part, et il fallait que je le trouve. Il fallait que je le risque. Une énergie toute nouvelle m’habitait. Je n’avais jamais ressenti ça. Je me sentais forte, presque féroce. Je venais de goûter à la liberté pour la toute première fois de ma vie, et d’un coup il me paraissait primordial de me battre pour elle, de la défendre de toute mon âme.

Je m’étonnais des années qu’il m’avait fallu pour le comprendre. Une succession de petit rien avait entaillé la chaine et ce petit évènement improbable l’avait fait craquer. Quelle claque on prend quand on réalise que l’on n’a pas la vie que l’on voudrait. Qu’on a trop triché avec nos rêves, qu’on ne peut plus se mentir : qu’il faut partir. Le soir de mon retour, j’écrivais au directeur de mon école, puis à mon patron. La semaine d’après je quittais mon appartement. Quelques mois après, je partais sans un sou le pouce tendu vers la Norvège. Je quittais mes proches sans savoir la date de mon retour, j’ignorais même si et comment j’allais rentrer.

Il y a eu d’autres crises, d’autres évènements et d’autres rencontres qui m’ont menée là, mais je te les raconterai un autre jour si tu veux bien. J’aurais assez de contenu pour écrire toute la nuit mais mon texte fait déjà dix pages et mes yeux brûlent. Si tu es arrivé jusqu’à ces mots c’est que tu es sûrement un personnage un peu étrange toi aussi. Je ne sais pas si c’est bizarre ou mal perçu de dévoiler sa vie privée comme ça sur internet, mais je crois que c’était important de le faire. Ne serait-ce que pour dire que je n’ai rien de spécial, rien de plus qu’un autre. Rien de plus que toi qui hésites à partir.